Eurocompréhension
Une option pédagogique pour l’Europe
Eurocompréhension est un terme forgé par le linguiste Horst G. Klein en 1999. Klein estime que la formule de la « compétence plurilingue minimale», telle que la définira le Conseil de l’Europe à Barcelone en 2002, « connaître au moins deux langues étrangères en dehors de la langue maternelle », doit être élargie d’une compétence réceptive comprenant davantage de langues européennes. Vu la situation géolinguistique, le développement d’une telle compétence paraît faisable, étant donné que le continent européen ne connaît que trois grandes familles linguistiques et qu’à l’intérieur de chacune d’elles, les langues sont assez intercompréhensibles.
Un regard en arrière : Déjà, les Recommandations de Hombourg (1980) présentent le concept d’une « société dans laquelle les citoyens et les citoyennes comprennent les langues des autres » (sprachenteilige Gesellschaft). À la différence de concepts traditionnels, le nouveau plurilinguisme ne devrait pas rester le privilège d’une élite peu nombreuse. Ainsi, les Recommandations dessinent un projet éducatif destiné à la jeunesse scolaire entière des six pays constituant la Communauté Européenne de l’époque. On y rencontre des points de répère très proches de ceux des guides actuels de l’Union (par ex. Beacco 2003). Regardons seulement les termes et les contenus : langue (étrangère) de rencontre préscolaire, apprentissage précoce, langue fondamentale (première langue étrangère préparant à l’apprentissage d’autres langues), langues des voisins, langues étrangères « régulières » de l’enseignement national concerné, langues d’ouverture à l’égard d’une culture éloignée (ferne Fremdheit), enseignement bilingue/classes européennes (CLIL). Les Recommendations mentionnent quelques langues cible concrètes : (pour le contexte allemand) anglais, français, espagnol, russe, latin, chinois sans exclure d’autres langues comme le néerlandais. Tout compté, les propositions prévoient l’apprentissage d’au moins trois langues étrangères tout au long du curriculum scolaire. N’oublions pas que les auteurs étaient sensibles à la « violence culturelle potentielle intrinsèque » qui accompagne les langues, comme le dira Johan Galtung en 1993. Dans de nombreuses publications, les auteurs des Recommendations soulignent que le plurilinguisme fait obstacle à « l’hégémonie » mondiale d’une seule langue.
Évidemment, dans une Union européenne de 24 langues, le modèle de Hombourg est devenu obsolète. Mais d’une certaine façon, l’eurocompréhension prend le relais sur la base de la formule de la « compétence plurilingue minimale ». Dans ce concept, les trois grandes familles linguistiques européennes remplacent les quatre langues des Six, l’anglais en plus. En même temps, il inclut toutes les langues de l’Union (à l’exception du hongrois, du finnois et du basque). La formule pour parvenir à développer une eurocompréhension complète : maîtriser opérablement au moins une langue de chaque famille dont la langue maternelle. De fait, une des langues choisies est obligatoirement l’anglais – première langue internationale dans la communication mondiale.
L’impact politique
L’eurocompréhension a un impact éminemment politique. « Ce que le multilinguisme de l’Europe signifie réellement pour la capacité démocratique de l’Europe et le déploiement d’une identité européenne dans la Communauté multilingue (…) est probablement le plus élémentaire de tous les obstacles au projet de la démocratie européenne », résume en 1992 le politologue Peter von Kielmansegg en soulignant que jamais l’histoire n’a vu une démocratie dans laquelle la plupart des citoyens ne pouvaient pas s’entendre. Certes, on connaît des États plurilingues comme la Suisse, la Belgique, mais aussi l’Espagne, la Finlande, etc. Dans tous ces États, les proportions de citoyens parlant et/ou comprenant les langues de l’État sont très considérables. Et, en dépit des obstacles multilingues, les peuples concernés ont développé une identité nationale commune, basée sur une histoire commune et la volonté de vivre et rester ensemble. Cette volonté a son préalable dans une communication plurilingue commune de longue durée à laquelle les communautés hétérophones participent malgré les obstacles linguistiques. – Mais où en est l’Union Européenne aujourd’hui ? Actuellement, l’UE semble ressentir surtout douloureusement les fractions dues aux égoïsmes des États-membres, dont pourtant les gouvernements sont élus démocratiquement, mais sur des discours politiques surtout nationaux. Dans plusieurs pays, l’idée de l’unité politique des peuples européens paraît même être fortement mise en cause. Sans parler des média factuellement mis au pas dans les démocraties autoritaires de l’Union, on cherche même en vain dans les démocraties libérales un large discours européen commun nourri par les citoyens de différents pays et langues. Même les orientations fondamentales (valeurs communes européennes, critères de l’État de droit comme la liberté de la presse, séparation des pouvoirs) semblent en jeu. Donc, l’Union, que le Royaume Uni vient de quitter, va en titubant et tergiverse entre une alliance internationale et une Fédération unie et stable en état de répondre aux défis de l’avenir.
Pour participer à la formation d’une volonté politique européenne (qui soit autre chose que le plus petit dénominateur commun des égoïsmes nationaux), les citoyennes et les citoyens de l’Union doivent être capables de se suivre mutuellement dans leurs différents discours véhiculés dans différentes langues. Pour juger de l’impact politique et social de l’eurocompréhension, il faut comprendre que les discours politiques (nationaux ou européens) répercutent imperceptiblement sur les émotions, les attitudes et influent sur les sensibilités des citoyennes et citoyens à long terme.
Tout compté, le rôle de l’eurocompréhension pour la construction d’une identité européenne doit faire l’objet d’une analyse. Quel impact a en particulier le plurilinguisme réceptif sur les opinions, les sensibilités et les empathies des citoyens et des citoyennes européens ? Sont concernés : une meilleure connaissance des « autres », de leurs intérêts, expériences, visions, valeurs,… ? Quelles sont les conséquences sur la consommation de médias étrangers (journaux, réseaux sociaux,…) ? – Certes, on ne surestimera pas le potentiel du plurilinguisme réceptif. Mais peut-on se permettre de laisser échapper la chance qu’il offre, vu les défis évidents ?